Le premier accroc coûte deux cents francs
Dans sa Préface à la clandestinité de juin 1964, Elsa Triolet dit l’étonnement que fut le sien devant l’expression inventée par elle (dans Les Amants d’Avignon), placardée par le PCF sur les murs de Paris et qui parlait du Parti des fusillés. Elle ajoute : «Je ne vois pas pourquoi je tairais ce dont je m’honore.» Honorer ELSA TRIOLET, c’est ce que nous souhaitons faire cette année. Honorer la femme de combat et honorer la femme de lettres.
Le 12 novembre 2019, le Centre de recherche et de création Elsa Triolet - Louis Aragon célèbrera le 75ème anniversaire du premier Prix Goncourt décerné à une femme, marquant ainsi le début de l’année Elsa Triolet (1896 - 1970), à l’occasion des 50 ans de sa disparition. Une version sous forme de lecture sonore sera présentée le 27 mai 2019, à l'occasion de la Journée Nationale de la Résistance.
Autour du projet Les quatre nouvelles du recueil « Le premier accroc coûte deux cents francs » sont écrites pendant l’occupation, par une femme d’origine juive russe, réputée communiste, contrainte de se cacher, entre un reportage dans un maquis et des distributions du journal clandestin « La Drôme en armes », entre rafles et missions comme agent de liaison. On s’imagine mal le courage qu’il aura fallu pour mener de front cette activité de Résistante à temps plein, et une production littéraire sans relâche.
La dimension documentaire J’ai voulu montrer la grandeur d’une lutte qui n’était pas spectaculaire, qui était la lutte entreprise très simplement, et quotidiennement mêlée aux difficultés d’une existence parfois médiocre, dit-elle dans les Lettres Françaises du 7 juillet 1945. La quatrième nouvelle, qui a donné son titre au recueil, et qui se rapproche du reportage, selon l’aveu de son auteur, répond à cette ambition d’Elsa Triolet de parler de la façon la plus vraie et directe possible, et qui nous est révélée par Louis Aragon, dans son poème, de 1942, «Ce que dit Elsa» :
Pour qui chanter vraiment en vaudrait-il la peine
Si ce n’est pas pour ceux dont tu rêves souvent
Et dont le souvenir est comme un bruit de chaînes
La nuit s’éveillant dans tes veines
Et qui parle à ton cœur comme au voilier le vent…
Une forme frontale toute faite de sons La compagnie Le lampion propose une mise en espace, en voix, et en musique, de la nouvelle « Le premier accroc coûte deux cents francs ». Cette phrase sibylline diffusée le 6 juin 1944 par Radio-Londres annonçait le débarquement allié et enjoignait aux maquis d’Ardèche de passer à l’action. La nouvelle relate les faits réels et tragiques qui eurent lieu 10 jours plus tard et dont Elsa Triolet fut le témoin direct : un parachutage d’armes près de Saint Donat et les représailles sanguinaires qui en suivirent.
Mais le caractère poétique et incongru du message codé donne une autre clef à la nouvelle, celle de son style, dont Elsa Triolet disait qu’il est la peau d’une chose écrite, et non le vêtement, l’enlever n’est pas la déshabiller, c’est l’écorcher. D’où le choix d’un traitement « radiophonique » de l’œuvre, qui à la fois révélera sa facture documentaire, identifiable aux bulletins d’actualité de l’époque de la TSF et à la fois donnera toute sa place à la voix de l’auteur, tantôt voix intérieure, tantôt commentateur espiègle, mais qui parfois n’a plus d’autre choix que de s’interposer entre la réalité et nous : Je m’arrête pour ne pas répondre, je m’arrête au seuil de la plus grande horreur…
Quelques mots sur Elsa Triolet, l’époque, et un Goncourt hors du commun...
La vie d’Elsa Triolet est marquée par ses voyages et les récits qu’elle en a faits. Elsa était née à Moscou, s’était mariée à Paris, avait vécu à Tahiti, Londres et Berlin, conservant toujours son accent russe. «Le mal de la langue est insupportable comme le mal du pays», écrivait-elle.
Née Ella Yourevna Kagan, en 1896, elle commence à apprendre le français à l’âge de 6 ans. En 1919, elle se marie à Paris avec André Triolet, qu’elle quittera en 1921. Si l’œuvre d’Elsa Triolet côtoie nombre d’auteurs au risque de souvent rester dans leur ombre, c’est toutefois grâce aux encouragements de Maxime Gorki en 1923 que la jeune femme décide de se consacrer à l’écriture. En 1928, elle rencontre Louis Aragon à la Coupole, et devient ainsi une des muses les plus chantées de la poésie française.
Romancière, son écriture est portée par un regard perçant sur la société, mêlée de crainte quant à ses évolutions. On y retrouve observations et collages, à l’image des bijoux qu’elle fabriquait à partir de matériaux récupérés. En 1938 elle écrit son premier roman en français: « Bonsoir Thérèse ».
Pendant la guerre, le couple vit caché, Aragon, car communiste, Elsa Triolet, car juive, russe, et proche des communistes. Cela n’interrompt ni leur engagement ni leur travail littéraire. Et quand elle doit partir en mission comme agent de liaison, par crainte des perquisitions, elle enterre ses manuscrits dans une boîte en fer blanc, au pied d’un pêcher. C’est dans «Les Lettres françaises», qui paraissent depuis 1942, clandestinement, que seront publiées, sous pseudonyme, des extraits des nouvelles qui constituent «Le premier accroc coûte deux cents francs». Le recueil paraîtra à la fin de l’année 1944, dans un Paris libéré mais une France encore occupée, la défaite de l’Allemagne d’Hitler ne faisant plus de doute, sans que personne ne sache pourtant jusque quand durerait cette guerre et son lot quotidien d’apocalypse.
Il y a 75 ans donc, en décembre 1944, le Prix Goncourt ne fut pas décerné. On attendit le mois de juillet suivant pour se réunir place Gaillon. Et encore la table n’était-elle pas au complet, puisque cinq académiciens sur dix étaient absents, dont trois, parce qu’indésirables. Le salon au premier étage du restaurant Drouant comptait en outre un membre nouveau : Colette, première femme à siéger dans ce jury. Le Goncourt fut décerné à Elsa Triolet.